219.
— Viens, suis-moi.
— Attends, c’est moi qui dis cette phrase, normalement ! Ce n’est pas toi.
La grande prêtresse referme son livre avec un claquement sec, d’un air vexé. Cassandre la tire par sa toge et l’entraîne jusqu’au palais du roi Priam. Dans une salle ornée de mosaïques représentant des dauphins, la reine Hécube et plusieurs hauts dignitaires discutent avec un Grec en armure dorée.
— Qu’y a-t-il ? demande Priam. Femmes, ce n’est pas le moment de nous déranger. Nos ennemis renoncent à la guerre et nous proposent en signe de paix une statue géante de cheval. Nous avons gagné.
Le Grec, qui se révèle être Philippe Papadakis avec une barbe bouclée et une tenue militaire antique, explique :
— Tout le monde aime les chevaux. Cette statue équestre vous donnera probablement envie d’organiser des courses hippiques pour lesquelles vous vendrez des tickets. Il y aura des paris, celui qui trouvera la combinaison gagnante touchera de l’argent. En pratique, les joueurs seront nombreux et un très petit nombre seulement gagnera quelque chose. L’essentiel des paris ira grossir le trésor de la cour.
— Vous pensez qu’il faut combien de chevaux pour ce type de course ? demande le roi troyen avec intérêt.
— Une vingtaine. Pas plus. Et il faudra trouver les trois gagnants dans l’ordre. On appellerait ça le tiercé.
— Mais, dit Hécube, on ne pourrait pas faire la même chose avec quatre gagnants ? On appellerait cela le quarté. Ou avec cinq gagnants ? Le quinté ?
— Qu’en penses-tu, Pâris, mon fils ? demande le roi Priam.
Un jeune homme en tunique brodée d’or qui, étonnamment, a le visage de Daniel Katzenberg, traverse la salle et s’avance vers le roi. Ses sandales claquent sur les mosaïques.
— Des courses de chevaux sur lesquels on mise de l’argent à l’ombre d’une grande statue équestre ? Pourquoi pas ? Tout le monde croira gagner et tout le monde perdra. Pour être sûr d’avoir une chance raisonnable de gagner il faudrait miser gros, disons neuf mille pièces d’or d’un coup. Alors les chances de gains seraient de trois sur quatre. Mais personne n’osera miser autant. C’est l’astuce.
— Non ! Arrêtez ! coupe la jeune Cassandre. Il ne faut surtout pas accepter cette statue géante !
— Et pourquoi donc, jeune étrangère ?
— Parce que je vois votre avenir. En fait, je viens de votre avenir. Donc je sais que, si vous acceptez ce cheval, vous serez détruits par des guerriers cachés à l’intérieur, qui ouvriront les portes de votre cité aux troupes ennemies.
Stupeur parmi les gens de la cour du roi Priam.
— Tu en penses quoi, ma fille ? demande le roi à la prêtresse.
— Je crains les Grecs et leurs cadeaux, répond-elle.
— Et toi, Pâris, mon fils ?
À ce moment l’homme au visage de Daniel prend la parole.
— Ma sœur pense qu’on peut détourner le cours naturel de l’Histoire et qu’on peut sauver le monde. Elle se trompe. La course vers la catastrophe est la direction naturelle de l’évolution de l’Histoire.
Le roi Priam chuchote à l’oreille de la reine Hécube. Ils n’ont pas l’air d’accord. Alors la jeune Cassandre sort un pot de fleur avec un arbre bonsaï. Elle cherche parmi les fruits accrochés aux branches bleutées, puis cueille une pomme transparente. La pomme grossit dans sa main et ils voient à l’intérieur Troie en flammes. Aussitôt le roi, outré, ordonne qu’on jette dehors le Grec Philippe Papadakis sans se soucier de ses protestations.
— Merci, dit la grande prêtresse. Tu avais raison. Mieux vaut montrer qu’expliquer.
Alors la jeune Cassandre s’envole et plane au-dessus de la cité.
Pendant que le temps défile de façon accélérée, elle contemple la ville de Troie qui, dans les années qui suivent, devient de plus en plus importante, à la fois comme cité portuaire et comme carrefour du commerce.
Le temps s’accélère encore. Troie protégeant la zone de la mer Noire des attaques des Grecs, le royaume des Amazones survit. En l’an 2000, Troie est une superbe cité moderne, tout comme Colchis, la capitale des Amazones. Son aéroport international est une plaque tournante du tourisme pour toute l’Europe centrale. Colchis, qui a conservé sa culture inspirée des Amazones, est le seul État où les femmes bénéficient en priorité des places dans l’administration.
On distingue au centre de la ville une statue de bronze de dix mètres de hauteur représentant Cassandre, l’antique prêtresse figée en un geste de refus, un arbre bonsaï à ses pieds. Sur la plaque du socle, on peut lire : « Cassandre avertissant son père du danger de laisser les Grecs pénétrer dans la cité avec leurs prétendus cadeaux. »
Daniel-Pâris surgit à côté de la jeune fille et synchronise son vol avec le sien. Leurs visages se touchent presque.
— Tu as gagné une bataille mais tu n’as pas gagné la guerre, petite sœur.
— Je n’aime pas les phrases toutes faites, répond Cassandre. Je crois que l’anti-proverbe est plus juste. C’est parce que nous avons gagné cette bataille que nous gagnerons la guerre.
— Nous combattons le pire ennemi qui soit : la bêtise humaine. Elle est sans limites.
— Les hommes ne sont pas bêtes, dit Cassandre, planant dans le ciel au-dessus de Colchis. C’est juste qu’ils ont peur.
— C’est un troupeau aveugle, suicidaire, dit Daniel-Pâris.
— C’est un troupeau craintif, rectifie Cassandre.
— Nous ne pouvons plus les aider. Ils voient mais ils ne regardent pas. Ils entendent mais ils n’écoutent pas. Ils savent mais ils ne comprennent pas.
— C’est à nous de trouver les mots, c’est à nous de trouver la méthode, c’est à nous de tout faire pour qu’ils comprennent. Avec des exemples, des métaphores, des légendes, des œuvres d’art. Ce ne sont pas de mauvais élèves, c’est nous qui sommes de mauvais professeurs.
Daniel Katzenberg plane à côté de sa sœur, leurs trajectoires parfaitement synchronisées. Puis il lui tend son poing gauche serré, dans lequel il a caché un message qui énonce :